Les jeunes en conflit avec la loi

Bernardo Stadelmann, Vizedirektor des Bundesamtes für Justiz
Allocution prononcée à l'occasion du Congrès mondial sur la justice pour enfants du 28 au 30 mai 2018 à Paris

Mesdames, Messieurs,

C’est un grand plaisir pour moi de pouvoir m’entretenir avec vous, aujourd’hui, sur quelques aspects pratiques du droit pénal suisse des mineurs et les défis qui nous attendent.

La violence extrême chez les enfants et les adolescents est un phénomène à la fois nouveau et ancien. Aujourd’hui, on en parle surtout en relation avec des formes de violence de type terroriste et les tendances à la radicalisation y relatives. Ces circonstances nouvelles sont évidemment source de grande préoccupation et constituent un défi énorme pour l’Etat et pour la société.

Mais il y a aussi – dans cette évolution plus récente – des éléments qui sont caractéristiques de la conflictualité qui peut apparaître chez l’adolescent par rapport à l’autorité et aux règles. Sur ce terrain des jeunes en conflit avec la loi, une réponse très spécifique, très spéciale s’est développée en Suisse, depuis plusieurs décennies. Cette réponse diffère fondamentalement de celle qui prévaut dans le droit pénal des adultes. Chez les adultes, le droit pénal est centré sur l’expiation et la réparation, avec des aspects de prévention spéciale, mais aussi de prévention générale très importants. Face aux mineurs, par contre, la réponse n’est pas axée sur l’infraction commise, mais sur la personne de l’auteur de l’infraction. Et ça, c’est un véritable changement de paradigme. Je l’appellerais même une Culture du droit pénal des mineurs. Elle met l’accent sur chaque individu et son besoin d’éducation et de formation. Et nous avons pu constater que cette façon de faire a beaucoup de succès.

Alors, face à de nouveaux phénomènes de criminalité, de nouvelles formes de conflit, même avec un degré d’intensité et de violence plus élevé qu’auparavant, nous nous sommes dit : pourquoi ne pas partir de ce qui a fait le succès du travail avec les jeunes en conflit avec la loi jusqu’à maintenant ?

Voilà l’hypothèse que je vous propose de vérifier. Dans cette optique, je vais parcourir les principales étapes de la formation de cette Culture du droit pénal des mineurs dans notre pays et essayer de dégager ses caractéristiques les plus importantes. À partir de là, j’aborderai la prise en charge des jeunes impliqués dans les comportements les plus extrêmes et tenterai de définir quelques facteurs de succès. Pour terminer, je m’arrêterai brièvement sur les principaux défis que nous rencontrons actuellement.

1. Un système fédéral

Il est peut-être utile de rappeler que la Suisse est un petit Etat fédéral. Il compte trois échelons : la Confédération, les 26 cantons et environ 2000 communes. La Constitution fédérale ne définit qu’un nombre limité de tâches imparties à la Confédération : par exemple, élaborer la législation relevant du droit pénal et de la procédure pénale. Toutes les tâches qui ne sont pas explicitement confiées à la Confédération incombent aux cantons. Les cantons sont donc, entre autres, responsables de la poursuite pénale, de l’organisation des autorités et de l’exécution des peines et mesures. Cela fait que des entités décentralisées, plus petites, sont responsables du travail opérationnel et de la mise en œuvre, sur le terrain, du cadre légal prévu par le législateur.

Ainsi, avec les années, différents concepts de réponse face à la criminalité des mineurs ont vu le jour : Nous connaissons par exemple un nombre très important d’établissements d’éducation pour mineurs et jeunes adultes avec des offres variées et ciblées, selon les besoins de chaque canton, dans le respect des circonstances locales. Ces établissements sont aussi très bien intégrés dans le tissu social et économique du lieu et géographiquement proches des familles. Les réponses à la violence et à la criminalité juvéniles sont ainsi capillaires sur tout le territoire et en même temps très individualisées. J’y reviendrai encore plus tard.

2. Le droit pénal des mineurs

Dans le domaine du droit pénal des mineurs, la Suisse a développé, très tôt, un modèle axé sur l’éducation, où dominent les objectifs de prévention spéciale. Il s’agit d’empêcher le délinquant mineur de commettre de nouvelles infractions, en lui infligeant des peines adaptées à son âge et en le soumettant à des mesures éducatives et thérapeutiques. Les sanctions adoptées ne sont pas seulement déterminées par la gravité de son acte et son degré de la culpabilité mais surtout par ses besoins individuels. Ces besoins sont mis en évidence par des enquêtes sur la situation personnelle du mineur, notamment sur son environnement familial, éducatif, scolaire et professionnel, de même que par les rapports ou expertises sur son état physique ou mental.

Nous appliquons un système dualiste, qui permet de prononcer à la fois des peines et des mesures. Le juge inflige au mineur une peine, s’il a commis une faute. Mais s’il est considéré comme menacé dans son développement, le juge prononce aussi une mesure de protection. Dans ce cas, l’exécution de la peine est ajournée, pour permettre tout d’abord à la mesure de déployer ses effets. Les mesures de protection ont donc la primauté. Si une mesure institutionnelle échoue, le temps passé à subir la mesure est déduit de la durée de la peine privative de liberté.

3. Procédure pénale des mineurs

En ce qui concerne la procédure pénale, une loi fédérale consacre tout d’abord la séparation stricte entre les autorités judiciaires pour les adultes et celles pour les mineurs.

Cette loi impose également une défense aux mineurs qui encourent certaines sanctions (p. ex. une peine privative de liberté ou un placement). S’ils ne peuvent la financer, un avocat leur est alors commis d’office. Mais, là aussi, l’expérience a montré que la défense des mineurs est différente de celle des adultes : la défense doit en particulier comprendre les objectifs éducatifs. C’est pourquoi, les possibilités de formation et de formation continue en droit pénal des mineurs proposées aux avocats se multiplient en Suisse.

4. Exécution des peines et mesures

S’agissant de l’exécution des peines et mesures, j’aimerais tout d’abord souligner que la loi permet la délégation à des institutions gérées par des prestataires privés. Celles-ci côtoient les institutions publiques. Les possibilités de traitement institutionnel sont par conséquent très vastes et spécialisées. Elles sont souvent soutenues financièrement par la Confédération, qui veille notamment à garantir un standard élevé de formation professionnelle.

En Suisse, il existe une palette très diversifiée d’établissements d’éducation affectés à l’exécution des peines et mesures. Ceux-ci peuvent être ouverts, semi-fermés ou fermés, co-éducatifs ou mixtes. Leurs approches pédagogiques sont également variées et vont de la pédagogie confrontative à l’approche centrée sur les solutions. Mais quelle que soit l’approche pédagogique, il importe toujours d’inclure la famille. La plupart des institutions ne prend pas seulement en charge des jeunes relevant du droit pénal, mais très souvent aussi des jeunes sous mesure civile ou placés volontairement.

Comme je vous le disais, l’offre institutionnelle est capillaire. À la place de grands centres de détention pour mineurs, cette offre est constituée de nombreuses petites institutions. Certaines accueillant même seulement 7 jeunes. Les plus grandes structures comptent environ 60 places.

Dans ces institutions, les besoins personnels de l’enfant sont au centre et non pas l’acte qu’il a commis. Le délit reste, dans la mesure du possible, à l’extérieur de l’institution. Un jeune peut se montrer extrême envers un autre, mais aussi envers lui-même – pensons ici aux filles qui se scarifient. A la base, il y a toujours une souffrance. C’est sur cette souffrance que l’on travaille.

5. Facteurs de succès dans la prise en charge des enfants et des adolescents impliqués dans la violence extrême

Quels sont alors les facteurs de succès dans la prise en charge des adolescents qui peuvent également être appliqués quand la violence est extrême ?

Je disais au début de mon exposé, qu’à l’heure actuelle, quand on entend "extrémisme", on pense immédiatement à l’Etat Islamique. Sans aller si loin, je pense qu’il est utile de considérer tout d’abord que l’adolescence est toujours une phase d’adaptation. Et dans cette phase, l’adolescent cherche souvent les limites et peut présenter des comportements extrêmes et radicaux – à tous les égards. Ces comportements peuvent faire partie du processus normal du "devenir adulte". La situation devient, par contre, délicate quand le jeune explore ces frontières avec des comportements à risque qui peuvent mettre en danger sa propre personne ou des tiers et le conduire jusqu’à commettre des délits.

Pour vous donner une idée de la dimension de la violence extrême, en relation avec les personnes observées dans le cadre de l’EI, le Ministère public de la Confédération fait état actuellement d’environ 60 individus "à risque", susceptibles d’être dangereux pour la sécurité du pays. Il s'agit en majorité de jeunes hommes âgés de 17 à 19 ans, la plupart avec des racines étrangères, vivant principalement de l'aide sociale et souvent en possession de pornographie.

Ces jeunes ont beaucoup en commun avec un grand nombre d’autres adolescents : ils sont à la recherche de leur identité, en crise biographique, éloignés de leur famille, en situation de précarité financière ou sans perspectives de vie.

Si ces jeunes commettent des actes poursuivis pénalement, un tribunal les condamnera à une peine. En fonction de la gravité de l’infraction, la sanction pourra être une peine privative de liberté. Et le juge pourra aussi prononcer une mesure institutionnelle. Dans ce cas, l’exécution de la peine sera suspendue en faveur de la mesure. Les adolescents avec un comportement radical, condamnés à une mesure, sont placés dans l’une des différentes institutions dont je viens de parler.

Le travail et l’expérience de décennies a permis de définir de multiples bonnes pratiques. Toutefois, les approches pédagogiques de base ont dû, ces dernières années, évoluer en tenant compte de l’apparition de nouveaux phénomènes sociétaux.

Les objectifs de la mesure demeurent toutefois inchangés, Il s’agit de : renforcer l'estime de soi, offrir des relations, encourager l'identité en proposant des perspectives, renforcer les relations familiales et soutenir les processus d’autonomie et de responsabilité.

Ce qui est nouveau, c’est la prise de conscience par la pédagogie sociale que les adolescents aux comportements extrêmes sont souvent sous pression de tous côtés : parents, enseignants, pairs et même professionnels. Face à ce phénomène, les institutions se posent la question de savoir comment enlever cette pression en se focalisant sur le jeune et en le prenant au sérieux. Encore une fois, c’est le jeune qui est au centre ; pas l’acte. Cette nouvelle démarche se traduit également par le fait de donner la parole au jeune autant que possible. De nombreuses institutions travaillent déjà avec cette approche, d'autres se sont mises en route.

Il y a quelques années encore, on supposait que les jeunes dès 16 ans étaient en phase de devenir autonomes et que, par conséquent, le travail familial ne devait pas être une priorité. Aujourd'hui, il est désormais évident pour tous les professionnels que l'inclusion des parents est indispensable – et ceci à tous les âges. Pour les adolescents, il est même important que quelqu'un s'occupe de leurs parents. Et cet aspect est essentiel pour beaucoup plus de jeunes que ce que l’on pense ! Les parents restent toujours les parents. Ils connaissent mieux les jeunes et continueront à les accompagner pendant toute leur vie. Cela signifie également que les parents sont autorisés et invités à participer à toutes les décisions.

Pour rendre possible la participation des adolescents et des parents, le langage doit être simple. À cette fin, les éducateurs spécialisés – comme déjà les avocats et les juges – doivent également repenser leur pratique. En Suisse, il existe maintenant une haute école spécialisée (Fachhochschule Nordwestschweiz) qui traite de la thématique de la simplification du langage et qui a publié des brochures à cet effet.

Le travail relationnel est devenu l’essence même de la pédagogie sociale. Ce point n’est pas totalement nouveau mais il exige souvent d’aller au-delà de la pratique professionnelle actuelle ; dans le sens de s’engager personnellement, de faire preuve de loyauté dans son travail et d’être capable de faire face à soi-même et à ses propres valeurs. Il est essentiel que le jeune pris en charge en institution, quelle que soit la difficulté qui l’y ait amené, ait en face de lui un adulte intègre et sûr de lui. Lorsqu’on les interroge sur le profil de l’éducateur qu’ils souhaitent, ce sont les jeunes eux-mêmes qui le disent.

6. Défis

Cela nous amène au dernier point, lequel offre le plus haut potentiel de développement dans la pédagogie sociale actuelle : proposer une pédagogie non punitive, sans la menace de l'exclusion. Une pédagogie qui identifie le comportement déviant comme une expression de la souffrance et l'affronte d'une manière orientée vers la solution et non de façon punitive est réellement nécessaire. Cela signifie que le maintien de la relation doit rester primordial en période de crise.

Afin de rendre possible le travail individuel avec les jeunes, les établissements d’éducation doivent modifier les schémas traditionnels. Des changements structurels sont également nécessaires, s’il s’agit de mettre le jeune au centre. Les institutions doivent être ouvertes 365 jours par an. Elles doivent laisser les jeunes rentrer à la maison dans une logique de besoins individuels et non selon un schéma préétabli de week-ends ou de vacances scolaires. Les "murs" doivent pouvoir être franchis : les parents et les proches doivent pouvoir accéder facilement à l'établissement. Ils doivent même être autorisés à participer ou à assumer des tâches. En Suisse, nous sommes en route vers cette nouvelle Culture – mais il reste du travail à faire !

Dans la mesure où les établissements d’éducation seront confrontés plus souvent à des comportements extrêmes, de nouvelles exigences en matière de sécurité apparaîtront et des questions se poseront aussi au sujet de l'information et la communication : le personnel devrait-il connaître les infractions commises dans chaque cas ? Les autres adolescents devraient-ils être mis au courant de ces situations ?

Voilà, en bref, quelques-uns des défis qui nous attendent sur la route d’une nouvelle Culture du droit pénal des mineurs.

7. Conclusion

En conclusion, j’aimerais souligner ce constat : les adolescents sont souvent d’une façon ou d’une autre "extrêmes" et cela peut conduire, dans certains cas, à des comportements présentant un risque élevé.

Peu importe que l’adolescent passe par une trajectoire criminelle ou qu’il se retrouve en danger à cause de son environnement ou de lui-même, la souffrance à la base est toujours pareille. Dès lors, le traitement ne doit pas être fondamentalement différent d’un cas à l’autre. Les approches actuelles, centrées sur le travail individuel, permettent aux institutions de prendre en charge des jeunes impliqués dans la violence extrême.

En Suisse, les bases légales sont suffisantes. Il faudra, en revanche, investir dans la communication avec l'auteur, avec ses proches et le public. Et certaines questions demandent à être approfondies, notamment en matière de sécurité et de confidentialité.

Il faut, enfin, rappeler qu’il est essentiel d’être attentif au besoin de sécurité qu’exprime notre société. Pour y répondre, il s’agit de mieux communiquer sur les mécanismes et les objectifs du droit pénal des mineurs et d’adapter ces informations à chaque groupe-cible. D’où l’importance de congrès tels que celui-ci.

Je vous remercie de votre attention.

 

Dernière modification 30.05.2018

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